Les marques d’une époque ?

Romuald Hamon


Au centre des préoccupations contemporaines, le corps fait la bonne entente de la science et du capitalisme qui, d’en promouvoir la santé, la puissance, la beauté, inondent le marché de multiples techniques et autres produits affriandant par leur promesse d’avoir de beaux restes et de leur mise tardive au tombeau. Régentant cette industrie lucrative, les morales hygiénistes font fortune. Elles prient chacun d’user de la thérapeutique de ces remèdes vertueux censés rétablir l’harmonie du corps et de l’esprit autant qu’en améliorer la productivité. Prêchant la saine perfection, plutôt qu’elles en chérissent le vivant et l’humain, elles louent le corps dans sa nature morte, aseptisé de toute subjectivité. Elles en encensent le pur cadavre tandis que son iconographie – de ses représentations élogieuses au splendide bestiaire de ses difformités – en expose et idolâtre les saintes reliques.
Le corps est aujourd’hui une icône dont le rayonnement sature le monde des images. Sa célébration cultive l’affection que le sujet lui porte. Son adoration du corps tient de la consistance imaginaire qu’il y trouve1 et les marques corporelles peuvent lui permettre d’en honorer d’autant plus le culte que leurs qualités esthétiques servent désormais à la fabrique du corps idéal. Au temps de la marchandisation, elles sont louées pour la valeur ajoutée qu’elles procurent et, à l’envi, investies aux fins de se complaire idéal dans le miroir de l’Autre social.
Certes, chacun peut en user pour parfaire son image du corps, pour la sexualiser en la rehaussant d’un brillant phallique autant que pour essayer de maîtriser les rapports problématiques qu’il entretient avec « ses » images – images qui, loin de lui appartenir, le possèdent en effet. Mais la clinique nous enseigne aussi, et plus particulièrement celle du post-pubertaire, que le sujet peut y recourir à des fins de corporisation signifiante pour traiter le réel du corps pulsionnel auquel il a rapport. Cette prise du signifiant sur le corps est une issue qui, pour moderne qu’elle soit, n’est guère heureuse. Elle résulte de la ruine de l’Autre qui fait malaise dans la civilisation en menant le sujet à trouver sur son corps les limites qu’il ne lui fournit plus2. Ne suffisant souvent pas – cas des piercings et tatouages qui vont en se multipliant d’être peu fantasmés –, il n’est pas rare qu’elle vire en impasse quand le sujet tire jouissance de la souffrance corporelle qu’il s’inflige – cas des scarifications artistiques tournant vite à l’abus. Cette solution appartient au pragmatisme des temps modernes puisqu’il s’agit de recourir à des conduites qui ménagent du manque dans le réel pour équilibrer le rapport à la jouissance.
Le statut pris par les marques corporelles dans le discours courant, surtout, interroge. Elles sont revendiquées comme des signes d’identité permettant l’affirmation de soi sur la scène du monde3. C’est dire l’absence du comptable et de la différence pour que le sujet en vienne ainsi à se compter, avec ses particularités, comme un parmi les autres à partir de ses entailles. Dans cette époque de « l’Autre qui n’existe pas »4, c’est mettre en évidence la suppression du sujet pour qu’une telle comptabilité apparaisse dans le réel sous couvert du souci promotionnel de soi. Pour le rentabiliser, le capitalisme a d’ailleurs subverti en processus d’individualisation la pratique rituelle des marques corporelles. Révélant dit-on la personnalité, elles sont en effet vendues sur le marché5 comme une griffe singulière censée conférer, par leur caractère unique, une identité propre6. Si elle n’offre qu’une distinction narcissique sur fond de ségrégation, le sujet succombe aisément aux charmes d’une telle réclame puisqu’il ne cesse d’être en défaut d’identité. Il s’en captive d’autant plus qu’elle lui promet, en lui donnant corps, de faire Un avec lui-même en se passant de l’Autre. Que le névrosé puisse y croire et sa solitude sera de taille. En revanche, ce gage d’unicité de la marque ne disconvient pas à ceux qui, de structure psychotique, fondent leur assise dans le monde en prenant appui sur le narcissisme de l’image. Outre de tenter, à partir d’elles, de se faire un corps, d’en circonscrire et traiter la jouissance parasite, ils peuvent en user pour pallier à la marque différentielle du sujet. À l’appui de leurs marques et du « pousse-à-l’Un » qui en ordonne l’usage, certains trouvent d’ailleurs à se construire une identification idéale.
Le recours aux marques corporelles appelle à s’éclairer au cas par cas. Mais, dans leur généralisation, elles sont aussi intimement liées à l’impératif de transparence qui domine notre modernité7. Possédant cette particularité de s’épanouir dans le champ du visible, de se dévoiler ou de se dérober à la scopie de l’Autre, le sujet névrosé peut d’ailleurs en user tel qu’il ne soit pas là d’où il s’avère regardé. Et si certains, au champ de la psychose, visent par leurs marques à conjurer le mauvais œil dont ils sont sans point aveugle la cible ; d’autres trouvent à partir d’elles à incarner l’Un de l’Autre du regard.
Les pratiques de coupure et de marquage du corps sont-elles les marques de notre époque ? Outre d’en porter témoignage, elles en sont, à mon sens, autant la conséquence, qu’en riposte, la réponse.


1 Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005.
2 Lacadée P, L’éveil et l’exil, Éd C. Defaut, Paris, 2007.
3 Le Breton D, Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles, Paris, Métaillé, 2002.
4 Miller J.-A., Laurent É., 1996-97, « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », Séminaire inédit. 
5 Cf. la presse et les sites en ligne qui leurs sont dédiés.
6 De là à dire que ce qui représente l’être peut se réduire, dans le réel, au matricule de son marquage, au trait de la coupure dans le corps, il n’y a qu’un pas pour renouer avec l’horreur d’un passé.
7 Cf. Wajcman G., L’Œil absolu, Paris, Denoël, 2011.