Au centre des préoccupations contemporaines, le corps
fait la bonne entente de la science et du capitalisme qui, d’en promouvoir la
santé, la puissance, la beauté, inondent le marché de multiples techniques et
autres produits affriandant par leur promesse d’avoir de beaux restes et
de leur mise tardive au tombeau. Régentant cette industrie lucrative, les
morales hygiénistes font fortune. Elles prient chacun d’user de la
thérapeutique de ces remèdes vertueux censés rétablir l’harmonie du corps et de
l’esprit autant qu’en améliorer la productivité. Prêchant la saine perfection,
plutôt qu’elles en chérissent le vivant et l’humain, elles louent le corps dans
sa nature morte, aseptisé de toute subjectivité. Elles en encensent le pur
cadavre tandis que son iconographie – de ses représentations élogieuses au
splendide bestiaire de ses difformités – en expose et idolâtre les saintes
reliques.
Le corps est aujourd’hui une icône dont le rayonnement
sature le monde des images. Sa célébration cultive l’affection que le sujet lui
porte. Son adoration du corps tient de la consistance imaginaire qu’il y trouve1 et les marques corporelles peuvent lui permettre d’en honorer d’autant
plus le culte que leurs qualités esthétiques servent désormais à la fabrique du
corps idéal. Au temps de la marchandisation, elles sont louées pour la valeur
ajoutée qu’elles procurent et, à l’envi, investies aux fins de se
complaire idéal dans le miroir de l’Autre social.
Certes, chacun peut en user pour parfaire son image du
corps, pour la sexualiser en la rehaussant d’un brillant phallique autant que
pour essayer de maîtriser les rapports problématiques qu’il entretient avec
« ses » images – images qui, loin de lui appartenir, le possèdent en
effet. Mais la clinique nous enseigne aussi, et plus particulièrement celle du
post-pubertaire, que le sujet peut y recourir à des fins de corporisation
signifiante pour traiter le réel du corps pulsionnel auquel il a rapport. Cette
prise du signifiant sur le corps est une issue qui, pour moderne qu’elle soit,
n’est guère heureuse. Elle résulte de la ruine de l’Autre qui fait malaise dans
la civilisation en menant le sujet à trouver sur son corps les limites qu’il ne
lui fournit plus2. Ne suffisant souvent pas – cas des piercings et tatouages qui vont en se
multipliant d’être peu fantasmés –, il n’est pas rare qu’elle vire en impasse
quand le sujet tire jouissance de la souffrance corporelle qu’il s’inflige –
cas des scarifications artistiques tournant vite à l’abus. Cette solution
appartient au pragmatisme des temps modernes puisqu’il s’agit de recourir à des
conduites qui ménagent du manque dans le réel pour équilibrer le rapport à la
jouissance.
Le statut pris par les marques corporelles dans le
discours courant, surtout, interroge. Elles sont revendiquées comme des signes
d’identité permettant l’affirmation de soi sur la scène du monde3. C’est dire l’absence du comptable et de la différence pour que le sujet
en vienne ainsi à se compter, avec ses particularités, comme un parmi les
autres à partir de ses entailles. Dans cette époque de « l’Autre qui
n’existe pas »4, c’est mettre en évidence la suppression du sujet pour qu’une telle
comptabilité apparaisse dans le réel sous couvert du souci promotionnel de soi.
Pour le rentabiliser, le capitalisme a d’ailleurs subverti en processus
d’individualisation la pratique rituelle des marques corporelles. Révélant
dit-on la personnalité, elles sont en effet vendues sur le marché5 comme une griffe singulière censée conférer, par leur caractère unique,
une identité propre6. Si elle n’offre qu’une distinction narcissique sur fond de
ségrégation, le sujet succombe aisément aux charmes d’une telle réclame
puisqu’il ne cesse d’être en défaut d’identité. Il s’en captive d’autant plus
qu’elle lui promet, en lui donnant corps, de faire Un avec lui-même en se
passant de l’Autre. Que le névrosé puisse y croire et sa solitude sera de
taille. En revanche, ce gage d’unicité de la marque ne disconvient pas à ceux
qui, de structure psychotique, fondent leur assise dans le monde en prenant
appui sur le narcissisme de l’image. Outre de tenter, à partir d’elles, de se
faire un corps, d’en circonscrire et traiter la jouissance parasite, ils
peuvent en user pour pallier à la marque différentielle du sujet. À l’appui de
leurs marques et du « pousse-à-l’Un » qui en ordonne l’usage,
certains trouvent d’ailleurs à se construire une identification idéale.
Le recours aux marques corporelles appelle à s’éclairer
au cas par cas. Mais, dans leur généralisation, elles sont aussi intimement
liées à l’impératif de transparence qui domine notre modernité7. Possédant cette particularité de s’épanouir dans le champ du visible, de
se dévoiler ou de se dérober à la scopie de l’Autre, le sujet névrosé peut
d’ailleurs en user tel qu’il ne soit pas là d’où il s’avère regardé. Et si
certains, au champ de la psychose, visent par leurs marques à conjurer le
mauvais œil dont ils sont sans point aveugle la cible ; d’autres trouvent
à partir d’elles à incarner l’Un de l’Autre du regard.
Les pratiques de coupure et de marquage du corps
sont-elles les marques de notre époque ? Outre d’en porter témoignage,
elles en sont, à mon sens, autant la conséquence, qu’en riposte, la réponse.
1 Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005.
2 Lacadée P, L’éveil et l’exil, Éd C. Defaut, Paris,
2007.
3 Le Breton D, Signes d’identité. Tatouages, piercings et
autres marques corporelles, Paris, Métaillé, 2002.
4 Miller J.-A.,
Laurent É., 1996-97, « L’Autre qui n’existe pas
et ses comités d’éthique », Séminaire inédit.
5 Cf. la presse et les sites en ligne qui leurs sont dédiés.
5 Cf. la presse et les sites en ligne qui leurs sont dédiés.
6 De là à dire que ce qui représente l’être peut se réduire, dans le réel,
au matricule de son marquage, au trait de la coupure dans le corps, il n’y a
qu’un pas pour renouer avec l’horreur d’un passé.
7 Cf. Wajcman G., L’Œil absolu, Paris, Denoël, 2011.